43. Récupération

 

La première difficulté qu’affrontèrent le capitaine Laplace et son équipe, une fois habitués à la terre ferme, fut de se réorienter. Tout, à bord de Galaxy, était bouleversé.

Les vaisseaux spatiaux sont conçus pour deux types d’utilisation : soit en totale apesanteur, soit, quand la propulsion fonctionne, avec une verticalité dirigée dans son axe longitudinal. Mais à présent, Galaxy était presque à l’horizontale et tous les planchers étaient devenus des cloisons. C’était exactement comme d’essayer de vivre dans un phare qui serait tombé sur le flanc ; tous les meubles devaient être déplacés et cinquante pour cent au moins de l’équipement ne fonctionnait pas correctement.

Cependant, c’était dans un sens un mal pour un bien dont le capitaine Laplace profitait au mieux. L’équipage était si occupé à réaménager l’intérieur du vaisseau – avec priorité à la plomberie – qu’il n’avait pas à s’inquiéter du moral. Tant que la coque resterait étanche à l’air et tant que les génératrices à muons continueraient de fournir de l’énergie, ils n’étaient menacés d’aucun danger immédiat ; il leur suffisait de survivre pendant vingt jours, et puis le salut arriverait du ciel sous la forme d’Univers. Personne n’évoqua la possibilité que les puissances inconnues régnant sur Europe s’opposent à un second atterrissage. Elles avaient – apparemment – fermé les yeux sur le premier ; elles n’iraient tout de même pas entraver une mission de sauvetage…

Europe, cependant, se montrait maintenant plus hostile. Tant que Galaxy avait dérivé au grand large, il n’avait pour ainsi dire pas souffert des séismes qui ne cessaient de secouer cette petite planète. Mais maintenant que le vaisseau avait définitivement touché terre, il était ébranlé toutes les quelques heures par des secousses sismiques. S’il avait touché terre en position verticale normale, il aurait de toute façon certainement été déjà renversé.

Ces secousses étaient plus désagréables que dangereuses mais elles donnaient des cauchemars à ceux qui avaient connu Tokyo en 2033 et Los Angeles en 2045. Ce n’était pas d’un bien grand secours de savoir qu’elles étaient parfaitement prévisibles, leur paroxysme étant atteint tous les trois jours et demi quand Io passait à proximité. Et ce n’était guère une consolation de se dire que les dégâts devaient au moins être égaux sur Io.

Après six jours de travail harassant, le capitaine Laplace, satisfait, jugea que Galaxy était aussi bien ordonné qu’on pouvait l’espérer dans de telles circonstances. Il décréta une journée de vacances – que presque tout l’équipage passa à dormir – puis il mit au point un emploi du temps pour la deuxième semaine sur le satellite.

Les savants, naturellement, voulaient explorer le nouveau monde où ils étaient arrivés d’une manière si inattendue. D’après les cartes radar transmises par Ganymède, l’île avait quinze kilomètres sur cinq, avec un point culminant de cent mètres à peine, pas assez élevé, prédit sombrement quelqu’un, pour éviter un tsunami vraiment méchant.

Il était difficile d’imaginer paysage plus sinistre et plus menaçant ; un demi-siècle d’exposition aux faibles vents et pluies d’Europe n’avait pas permis l’érosion de la lave dure recouvrant la moitié de sa surface ou les arêtes vives des éperons de granit qui se dressaient au milieu des fleuves de roche congelée. Mais c’était leur terre, maintenant, et ils devaient lui trouver un nom.

Les lugubres suggestions telles que Hadès, Géhenne, Enfer, Purgatoire… furent finalement écartées par le capitaine ; il voulait quelque chose de gai. Un tribut étonnant et généreux à un courageux ennemi fut sérieusement envisagé, avant d’être repoussé par trente-deux voix contre dix et cinq abstentions : l’île ne s’appellerait pas « Roseland »…

Finalement, Le Havre gagna, à l’unanimité.

 

44. Endurance

 

« L’Histoire ne se répète jamais, mais certaines situations historiques se reproduisent. »

En préparant son rapport quotidien à Ganymède, le capitaine Laplace songeait sans cesse à cette phrase. Elle lui avait été citée par Margaret M’Bala – qui se rapprochait en ce moment à près de mille kilomètres-seconde – dans un message d’encouragement d’Univers qu’il avait été enchanté de transmettre à ses camarades naufragés.

« Dites, s’il vous plaît, à Miss M’Bala que sa petite leçon d’histoire a été extrêmement bonne pour le moral ; elle n’aurait rien pu trouver de mieux à nous envoyer…

» Malgré l’inconvénient de voir nos sols et nos cloisons renversés, nous vivons dans le luxe si nous nous comparons aux anciens explorateurs polaires. Quelques-uns parmi nous ont entendu parler d’Ernest Shackleton, mais nous n’avions pas la moindre idée de la saga d’Endurance. Rester prisonnier de la banquise pendant plus d’un an, et puis passer l’hiver de l’Antarctique dans une caverne, traverser mille kilomètres d’océan à bord d’une embarcation découverte et escalader une chaîne de montagnes inconnues, sans aucune carte, pour arriver à la colonie humaine la plus proche !

» Et ce n’était qu’un début. Ce que nous trouvons incroyable – et encourageant – c’est que Shackleton soit retourné quatre fois, pour sauver ses hommes, sur cette petite île… et qu’il les ait tous sauvés ! Vous pouvez imaginer l’inspiration que nous a apportée ce récit. J’espère que vous pourrez nous envoyer une télécopie de son livre dans votre prochaine transmission. Nous avons tous très envie de le lire.

» Et qu’aurait-il pensé de ça ? Oui, nous sommes infiniment moins à plaindre que ces explorateurs d’autrefois. Il est presque impossible de croire que jusque dans les débuts du siècle dernier, une fois disparus à l’horizon, ils étaient complètement coupés du reste de la race humaine. Nous devrions être honteux de râler parce que la lumière n’est pas assez rapide et que nous ne pouvons pas parler en temps réel à nos amis, ou parce qu’il faut attendre deux heures une réponse de la Terre… Ils n’avaient aucun contact, eux, pendant des mois, presque des années ! Encore une fois, Miss M’Bala, nos remerciements les plus sincères.

» Naturellement, les explorateurs de la Terre avaient sur nous un avantage considérable : ils pouvaient au moins respirer de l’air. Notre équipe scientifique réclame à grands cris le droit de sortir et nous avons modifié nos combinaisons spatiales pour des EVA de quelques heures, jusqu’à six. Sous cette pression atmosphérique, ils n’ont pas besoin de combinaison intégrale, une fermeture hermétique à la taille suffit, et je permets à deux hommes de sortir ensemble, à condition qu’ils restent en vue du vaisseau.

» Finalement, voici le bulletin météo d’aujourd’hui. Pression 250 bars, température fixe de 25°, rafales de vents d’ouest allant jusqu’à 30 nœuds, ciel couvert à 100 % comme d’habitude, séismes entre 1 et 3 sur l’échelle ouverte de Richter…

» Vous savez, je n’ai jamais beaucoup aimé ce mot-là, “échelle ouverte”, encore moins maintenant qu’Io arrive de nouveau en conjonction… »

 

45. Mission

 

Quand plusieurs personnes demandaient à le voir ensemble, c’était généralement le présage d’ennuis ou tout au moins d’une décision difficile. Le capitaine Laplace avait remarqué que Floyd et Van der Berg passaient beaucoup de temps à converser, en compagnie du lieutenant Chang, et il n’était pas difficile de deviner de quoi ils parlaient. Leur proposition le surprit tout de même.

— Vous voulez aller au mont Zeus ! Comment ? Dans une embarcation découverte ? Est-ce que le livre de Shackleton vous serait monté à la tête ?

Floyd parut un peu embarrassé ; le capitaine avait tapé dans le mille, South avait été une inspiration, par plus d’un côté.

— Même si nous pouvions construire un bateau, il nous faudrait trop de temps, surtout maintenant qu’Univers semble devoir nous atteindre dans les dix prochains jours…

— Et je ne crois pas, renchérit Van der Berg, que j’aurais envie de naviguer sur cette mer de Galilée. Ses habitants n’ont peut-être pas tous remarqué que nous ne sommes pas comestibles.

— Vous avez une autre solution à proposer, n’est-ce pas ? Je ne suis pas enthousiaste mais je ne demande qu’à être persuadé. Je vous écoute.

— Nous en avons discuté avec M. Chang et il confirme que c’est possible. Le mont Zeus n’est qu’à trois cents kilomètres ; la navette peut y aller en moins d’une heure.

— Et trouver un endroit pour atterrir ? Vous avez oublié, j’imagine, que M. Chang n’a pas eu beaucoup de succès avec Galaxy.

— Pas de problème, capitaine. La masse de la William Tsung n’est que le centième de la nôtre ; la glace aurait probablement pu la supporter. Nous avons étudié toutes les archives vidéo et nous avons trouvé au moins douze bons sites d’atterrissage.

— Et puis, fit observer Van der Berg, le pilote n’aura pas un pistolet sur la tempe. Il sera plus détendu.

— Je n’en doute pas. Mais le gros problème, c’est ici. Comment allez-vous sortir la navette de son garage ? Est-ce que vous disposez d’une grue ? Même dans un milieu de faible gravité, c’est un sacré morceau.

— Pas la peine, capitaine. M. Chang sortirait en volant.

Un silence tomba, qui se prolongea pendant que le capitaine Laplace envisageait, manifestement sans plaisir, la mise à feu de fusées motrices à l’intérieur de son vaisseau. La petite navette de cent tonnes, familièrement appelée Bill Tee, était uniquement conçue pour les opérations orbitales ; normalement, on la poussait avec précaution hors du « garage » et les moteurs n’étaient mis en marche que lorsqu’elle était assez éloignée de son vaisseau.

— Il est évident que vous avez bien préparé votre affaire, dit Laplace à contrecœur. Mais l’angle de décollage ? Ne me dites pas que vous voulez faire rouler Galaxy sur le côté pour que Bill Tee puisse bondir à la verticale ! Le garage est à mi-hauteur sur le flanc ; encore une chance qu’il n’était pas dessous quand nous nous sommes échoués.

— Le décollage devra se faire à soixante degrés au-dessus de l’horizontale. Les propulseurs latéraux sont bien suffisants pour ça.

— Si M. Chang l’assure, je ne demande qu’à le croire. Mais quels dégâts la mise à feu provoquera-t-elle sur le vaisseau ?

— Eh bien, elle détruira l’intérieur du garage, mais de toute façon on ne s’en servira plus. Et les parois sont prévues pour résister à des explosions accidentelles, alors il n’y a pas de danger d’autres dégâts au reste du vaisseau. Et nous aurons des équipes anti-incendie sur place, pour parer à toute éventualité.

C’était un projet intéressant, pas de doute. Si ça marchait, la mission ne serait pas un échec total. Au cours de la dernière semaine, le capitaine Laplace avait à peine songé au mont Zeus, le responsable de leur triste sort ; rien d’autre que la survie n’avait importé. Mais à présent il y avait de l’espoir, et le loisir de prévoir. Cela vaudrait quand même la peine de prendre des risques pour découvrir pourquoi ce petit astre était à la source de tant d’intrigues.

 

46. Navette

 

— Si j’ai bonne mémoire, dit le Pr Anderson, la première fusée de Goddard a volé sur environ cinquante mètres. Je me demande si M. Chang va battre ce record.

— Il fera bien ! Sinon nous sommes tous dans le pétrin !

Presque toute l’équipe scientifique était rassemblée dans le salon d’observation, tout le monde anxieusement tourné vers l’arrière du vaisseau. L’entrée du garage n’était pas visible de cet angle mais ils apercevraient assez vite Bill Tee, dès qu’elle émergerait… si elle émergeait.

Il n’y eut pas de compte à rebours. Chang prit son temps, procéda à toutes les vérifications possibles, décidé à mettre à feu quand il le jugerait bon. La navette avait été allégée au maximum et transportait juste assez de carburant pour cent secondes de vol. Si tout marchait bien, ce serait largement suffisant ; une plus grande quantité serait superflue pour ne pas dire dangereuse.

— Allez, on y va, fit-il tranquillement.

Ce fut presque un tour de passe-passe ; tout se produisit si vite que l’œil en fut trompé. Personne ne vit Bill Tee surgir du garage, parce qu’elle était dissimulée par un nuage de vapeur. Quand le nuage se dissipa, la navette se posait déjà, deux cents mètres plus loin.

Un grand cri de soulagement monta dans le salon.

— Il l’a fait ! s’écria le capitaine par intérim Lee. Il a battu le record de Goddard ! Facilement !

Debout sur ses quatre pattes trapues, dans l’aride paysage europien, Bill Tee avait l’air d’une version agrandie et encore moins élégante d’un module lunaire Apollo. Ce ne fut cependant pas la pensée qui vint à l’esprit du capitaine Laplace en la regardant de la passerelle.

Il lui semblait plutôt que son vaisseau était une baleine échouée qui avait réussi à accoucher difficilement dans un élément étranger. Il espéra que le petit survivrait.

 

Quarante-huit heures plus tard, la William Tsung était chargée et prête à partir, après un vol d’essai de dix kilomètres autour de l’île. On avait encore tout le temps pour la mission. D’après les estimations les plus optimistes, Univers ne pouvait pas arriver avant trois jours ; le voyage au mont Zeus, même en tenant compte du déploiement des innombrables instruments du Pr Van der Berg, ne durerait que six heures.

Dès que le lieutenant Chang eut atterri, Laplace le convoqua dans sa cabine. Le capitaine sembla à Chang plutôt mal à l’aise.

— Beau travail, Walter. Nous n’en attendions pas moins de vous.

— Merci, capitaine. Alors où est le problème ?

Le capitaine sourit. Difficile de garder un secret dans un milieu aussi fermé.

— La D.G., comme d’habitude. Je suis navré de vous décevoir, mais j’ai des ordres : seuls le Pr Van der Berg et le lieutenant Floyd sont autorisés à faire ce voyage.

— Je vois, répondit Chang avec un soupçon d’amertume. Que leur avez-vous dit, à la direction ?

— Rien encore. Je voulais d’abord vous en parler. Je suis prêt à déclarer que vous êtes le seul pilote capable d’effectuer cette mission.

— Ils ne marcheront pas. Floyd est aussi compétent que moi. Et il n’y a pas le moindre risque, à part une panne, ce qui peut arriver à n’importe qui.

— Je suis quand même prêt à me mouiller, si vous insistez. Après tout, je suis ici le seul maître et nous serons tous des héros quand nous retournerons sur Terre.

De toute évidence, Chang se livrait à des calculs complexes. Le résultat parut lui plaire assez.

— Le remplacement d’environ deux cents kilos de cargaison par le combustible nous donne une nouvelle option intéressante. J’avais l’intention d’en parler plus tôt, mais Bill Tee n’avait aucun moyen d’effectuer cette mission avec tout ce matériel supplémentaire et un équipage complet…

— Ne me dites rien ! La Grande Muraille.

— Bien sûr. Nous pourrions la survoler entièrement en une ou deux fois, pour savoir ce que c’est réellement.

— Je croyais que nous le savions déjà et je ne suis pas sûr que nous devrions nous en approcher. Ce serait peut-être tenter le diable.

— Peut-être. Mais il y a une autre raison, la principale pour certains d’entre nous…

— Oui ?

— Tsien. L’épave n’est qu’à dix kilomètres de la muraille. Nous aimerions y lâcher une couronne.

C’était donc cela, le sujet des discussions de ses officiers ! pensa Laplace.

— Je comprends, murmura-t-il. Il va falloir que je réfléchisse. Que j’en parle à Van der Berg et à Floyd, pour savoir s’ils sont d’accord.

— Et à la D.G. ?

— Ah non ! Ce sera ma propre décision !

 

47. Tessons

 

« Vous feriez bien de vous dépêcher, avait prévenu le central de Ganymède. La prochaine conjonction sera mauvaise, nous allons, avec Io, provoquer des séismes sur Europe. Et, sans vouloir vous effrayer, à moins que notre radar ne soit déréglé, votre montagne s’est encore enfoncée de cent mètres depuis la dernière observation. »

À ce train, pensait Van der Berg, Europe redeviendrait plate en dix ans. Tout s’y passait tellement plus vite que sur la Terre ! C’était une des raisons pour lesquelles l’astre passionnait tant les géologues.

Maintenant qu’il se retrouvait sanglé juste derrière Floyd, presque complètement entouré de consoles, il ressentait un curieux mélange d’exaltation et de regret. Dans quelques heures, la grande aventure de sa vie serait achevée… dans un sens ou dans l’autre. Jamais rien de ce qui lui arriverait dans l’avenir ne pourrait égaler ce moment.

Il n’éprouvait pas le moindre soupçon de crainte ; sa confiance en l’homme et en la machine était totale. À ce moment sa reconnaissance, tout à fait bizarrement, allait à la défunte Rose McMahon ; sans elle, jamais il n’aurait connu cet instant, il aurait vécu dans l’incertitude jusqu’à la tombe.

Bill Tee, lourdement chargée, put difficilement atteindre une accélération de 0,1 G au décollage ; la navette n’était pas conçue pour ce genre d’expédition mais cela irait beaucoup mieux au retour, quand elle aurait déposé sa cargaison. Elle parut mettre une éternité à se dégager de Galaxy ; les deux passagers eurent tout le temps d’examiner les dégâts à la coque ainsi que les signes de corrosion provenant des pluies acides occasionnelles. Tandis que Floyd consacrait toute son attention au décollage, Van der Berg lui fit un rapport rapide sur l’état du vaisseau. Cela pouvait être utile, même si, avec un peu de chance, l’aptitude de Galaxy au vol spatial ne serait bientôt plus d’aucun intérêt.

Ils voyaient maintenant l’île du Havre tout entière étalée au-dessous d’eux et Van der Berg comprit que Lee avait brillamment réussi sa manœuvre en échouant le vaisseau. Très rares étaient les endroits 0ù il aurait pu accoster ; bien sûr, il avait été servi par la chance mais il avait profité au mieux du vent et de son ancre flottante.

La brume se referma autour d’eux ; Bill Tee s’élevait sur une trajectoire semi-balistique pour réduire la traînée aérodynamique et, pendant vingt minutes, il n’y aurait rien d’autre à voir que des nuages. Dommage, pensa Van der Berg, je suis sûr qu’il doit y avoir des créatures intéressantes qui nagent dans ces parages, et personne d’autre n’aura sans doute jamais l’occasion de les voir…

— Arrêt des moteurs, annonça Floyd. Tout est normal.

— Très bien, Bill Tee. Pas de rapports de trafic à votre altitude. Vous êtes encore le numéro un sur la piste.

— Qui est ce farceur ? demanda Van der Berg.

— Ronnie Lim. Ça va vous étonner, mais cette blague du numéro un sur la piste remonte à Apollo.

Rien ne valait un peu d’humour – à condition de ne pas exagérer – pour soulager la tension quand deux hommes étaient lancés dans une entreprise difficile et probablement hasardeuse.

— Un quart d’heure avant que nous commencions à freiner, dit Floyd. Voyons un peu ce qu’il y a d’autre sur les ondes.

Il mit en marche l’autoscann et une succession de bips et de sifflements se répercuta dans la petite cabine, séparés par de brefs silences quand le tuner les rejetait à tour de rôle en grimpant rapidement dans la gamme des fréquences.

— Les signaux locaux et les transmissions d’info, marmonna Floyd. J’espérais… Ah si, voilà !

Ce n’était qu’une faible note musicale, qui montait et descendait comme la voix d’une soprano démente. Il jeta un coup d’œil à l’indicateur de fréquence.

— Effet Doppler presque nul… Il ralentit vite.

— Qu’est-ce que c’est ? Du texte ?

— De la vidéo à balayage lent. Ils relaient un tas d’images à la Terre par l’intermédiaire de la grande antenne parabolique de Ganymède, quand elle est dans la bonne position. Les réseaux réclament à grands cris des informations.

Ils écoutèrent pendant quelques minutes le son hypnotique mais sans signification ; puis Floyd éteignit la radio. Pour leurs oreilles, sans secours d’appareillage, la transmission d’Univers était incompréhensible mais le seul fait qu’elle émit un message avait de l’importance. Les secours étaient en route et arriveraient bientôt.

En partie pour meubler le silence mais aussi parce qu’il était sincèrement intéressé, Van der Berg demanda :

— Vous avez parlé à votre grand-père, dernièrement ?

« Parler » n’était naturellement pas le mot qui convenait, s’agissant de distances interplanétaires, mais personne n’avait trouvé de néologisme acceptable : voxgramme, audioracte et vocalettre avaient eu un bref succès avant de disparaître dans les limbes. Encore maintenant, l’immense majorité de l’humanité refusait de croire que la conversation en temps réel était impossible dans le gigantesque espace du système solaire et, de temps en temps, des protestations indignées se faisaient entendre : « Pourquoi est-ce que les savants n’y font rien ? »

— Oui, répondit Floyd. Il va très bien et je me fais une joie de le revoir.

Sa voix exprimait une légère tension. Je me demande, se dit Van der Berg, quand ils se sont vus pour la dernière fois. Mais poser la question eût été manquer de tact. Il passa les dix minutes suivantes à répéter avec Floyd les manœuvres de déchargement et d’installation, pour qu’il n’y eût pas de confusion inutile quand ils se poseraient.

Le voyant d’alarme « commencer freinage » s’éteignit un centième de seconde après que Floyd eut mis en marche le sélecteur de programme. Je suis entre de bonnes mains, pensa Van der Berg, je peux me détendre et me concentrer sur mon travail. Où est cette caméra ? Ne me dites pas qu’elle s’est encore envolée…

Les nuages se dissipaient. Alors même que le radar leur avait déjà montré exactement ce qui était au-dessous d’eux, avec une image aussi bonne qu’une vision directe, ce fut néanmoins un choc de voir la face de la montagne se dresser devant eux à quelques kilomètres seulement.

— Regardez ! s’écria tout à coup Floyd. Sur la gauche, près de ce double pic… Je vous laisse deviner !

— Je suis sûr que vous avez raison. Je ne pense pas que nous ayons causé des dégâts… Je me demande où l’autre est tombé.

— Altitude mille mètres. Quel site d’atterrissage ? Alpha n’a plus l’air tellement épatant, vu d’ici.

— Oui. Essayez Gamma. C’est plus près de la montagne, d’ailleurs.

— Cinq cents mètres. D’accord pour Gamma. Je vais planer pendant vingt secondes et si ça ne vous plaît pas, nous passerons à Bêta. Quatre cents… Trois cents… Deux cents… (« Bonne chance, Bill Tee », murmura Galaxy.) Merci, Ronnie… Cent cinquante… Cent… Cinquante… Qu’est-ce que vous dites de ça ? Rien que quelques cailloux et… tiens, c’est bizarre, on dirait des débris de verre, un peu partout. Quelqu’un a fait une orgie dans ce coin-là… Cinquante… Cinquante… Toujours d’accord ?

— Parfait. Descendez.

— Quarante… Trente… Vingt… Dix… Vous êtes sûr que vous ne voulez pas changer d’idée ?… Dix… Nous soulevons un peu de poussière comme a dit Neil, une fois… à moins que ce ne soit Buzz… Cinq… Contact ! Facile, n’est-ce pas ? Je ne sais pas pourquoi ils prennent la peine de me payer !

 

48. Lucy

 

— Allô, Gany Central ? Nous avons parfaitement réussi l’atterrissage, ou plutôt Chris l’a réussi, sur une surface plane d’une roche métamorphique, probablement ce même pseudo-granit que nous avons appelé havrite. La base de la montagne n’est qu’à deux kilomètres mais je vois déjà qu’il n’est pas vraiment nécessaire de s’approcher… Nous enfilons en ce moment nos combinaisons et nous commencerons à décharger dans cinq minutes. Nous laisserons naturellement nos appareils en marche et nous vous appellerons tous les quarts d’heure. Van, terminé.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Nous n’avons pas besoin d’aller plus près ? demanda Floyd.

Van der Berg sourit. Depuis quelques minutes, il semblait avoir rajeuni et être redevenu un garçon insouciant.

— Circumspice, rétorqua-t-il gaiement. C’est du latin et ça veut dire « regardez autour de vous ». Sortons d’abord la grosse caméra… Ouille-oouille-ouille !

La Bill Tee venait de faire une embardée soudaine et, pendant quelques instants, elle se balança sur les amortisseurs de son train d’atterrissage, avec un mouvement qui, s’il avait duré plus de quelques secondes, aurait infailliblement donné le mal de mer.

— Ganymède ne s’est pas trompé sur les séismes, dit Floyd quand ils se furent remis d’aplomb. Est-ce qu’il y a un danger sérieux ?

— Je ne pense pas, la conjonction n’est que dans trente heures et cette plaque de rocher me fait l’effet d’être solide. Mais nous n’avons pas de temps à perdre ici, heureusement nous n’en avons pas besoin. Est-ce que mon masque est bien ajusté ? Je n’en ai pas l’impression.

— Attendez, je resserre la courroie… Là, c’est mieux. Respirez fort. Oui, maintenant c’est parfait. Je vais sortir le premier.

Van der Berg regretta de ne pas faire ce premier pas lui-même, mais Floyd était le commandant de bord et c’était sa mission de s’assurer que la Bill Tee était en bon état… et prête pour un décollage immédiat.

Floyd fit le tour du petit engin spatial, examina le train d’atterrissage et leva le pouce vers Van der Berg qui descendit par l’échelle pour le rejoindre. Il avait déjà porté cet équipement respiratoire léger lors de l’exploration du Havre, mais se sentait encore assez gauche et il prit un temps, sur le terrain, pour faire quelques petits ajustements. Puis il leva les yeux… vit Floyd.

— Touchez pas ! cria-t-il. C’est dangereux !

Floyd recula d’un bond devant les aiguilles de roche vitreuse qu’il examinait. À son œil inexpert, elles ressemblaient aux coulées ratées d’un grand four de verrier.

— Ce n’est pas radioactif ? demanda-t-il anxieusement.

— Non, mais ne vous en approchez pas avant que j’arrive.

Floyd remarqua avec étonnement que Van der Berg portait des gants épais. Officier de l’espace, Floyd avait mis longtemps à s’habituer au fait que sur Europe, on pouvait exposer sans risques sa peau nue à l’atmosphère. Ce n’était possible nulle part ailleurs dans le système solaire, pas même sur Mars.

Avec mille précautions, Van der Berg ramassa une longue aiguille de ce matériau vitreux. Malgré la lumière diffuse, elle brillait étrangement et Floyd s’aperçut qu’elle avait une redoutable arête coupante.

— Le couteau le plus acéré de l’univers connu, déclara joyeusement Van der Berg.

— Nous nous sommes donné tant de mal pour trouver un couteau ?

Van der Berg éclata de rire mais ce n’était pas très facile, sous son masque.

— Vous n’avez toujours pas deviné de quoi il s’agit ?

— Je commence à croire que je suis le seul à ne pas le savoir !

Van der Berg prit son compagnon par l’épaule et le fit pivoter, face à la gigantesque masse du mont Zeus. À cette courte distance, la montagne emplissait le ciel ; elle n’était pas seulement la plus grande mais l’unique de ce monde-ci.

— Admirez la vue pendant juste une minute. J’ai une communication importante à faire.

Il tapa une séquence codée sur son comset, attendit que s’allume le voyant « Prêt » et parla :

— Ganymède Central Un Zéro Neuf, ici Van. Est-ce que vous me recevez ?

Après un court laps de temps une voix électronique répondit :

— Salut, Van. Ici Ganymède Central Un Zéro Neuf, Prêt à recevoir.

Van der Berg prit un temps, savourant l’instant qu’il allait se rappeler toute sa vie.

— Contactez Terre Code Oncle Sept Trois Sept et transmettez le message suivant : LUCY EST ICI. LUCY EST ICI. Fin du message. Répétez s’il vous plaît.

Peut-être aurais-je dû l’empêcher de transmettre ça, quoi que ça veuille dire, pensa Floyd tandis que Ganymède répétait le message. Mais il était trop tard, maintenant. Ce serait reçu sur Terre dans moins d’une heure.

— Pardon, Chris, dit Van der Berg plus souriant que jamais. J’avais une tâche prioritaire à accomplir…

— Si vous ne me donnez pas bientôt des explications, je vais vous découper avec un de ces couteaux de verre brevetés !

— De verre, vraiment ! Eh bien, l’explication peut attendre. Elle est absolument fascinante mais très compliquée. Je vais simplement vous donner les faits bruts… Le mont Zeus est un diamant, un seul diamant, d’une masse approximative d’un million de millions de tonnes. Ou, si vous préférez, environ deux fois dix-sept carats à la puissance dix. Mais je ne peux pas garantir qu’il soit entièrement de la qualité la plus fine.

 

2061 : odyssée trois
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